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« Le Déserteur » : de Boris Vian au film de Dani Rosenberg, deux visions d’une même figure

"Le Déserteur" : de Boris Vian au film de Dani Rosenberg, deux visions d'une même figure




Le 15 février 1954, Boris Vian dépose à la Sacem le texte d’une chanson intitulée Le Déserteur. Vian a 33 ans. La France est libérée depuis moins de dix ans, mais de nouveau en guerre, en Indochine, ce qui fait que tous les « réservistes » sont susceptibles d’aller se battre et mourir là-bas. La question qui se pose à la conscience des jeunes garçons est donc de savoir s’ils feraient preuve de lâcheté ou de courage en refusant d’y aller.Comme chacun sait, la chanson de Vian est une lettre au président de la République, un président générique, René Coty n’est pas personnellement désigné. Mais Vian lui annonce en ambages qu’il ne veut pas la faire, la guerre, et qu’il ne la fera pas. Un déserteur encourt la peine de mort. On prend donc un sacré risque en chantant cette ode à la désertion. Si Boris Vian la chante, c’est dans des cabarets parisiens, ou à des amis, parmi lesquels Marcel Mouloudji, grande vedette de l’époque, qui voudrait bien l’inscrire à son répertoire mais dans une version un peu différente, si possible.La version originale de Boris Vian se termine par « Si vous me condamnez/Prévenez vos gendarmes/Que j’emporte des armes/Et que je sais tirer. » La version négociée par Mouloudji se termine ainsi : « Si vous me poursuivez/Dites à vos gendarmes/Que je n’aurai pas d’armes/Et qu’ils pourront tirer. » Mouloudji alors chante Le Déserteur dans tous ses galas. Elle obtient, selon de divergents témoignages, l’enthousiasme, la colère ou l’indifférence du public. Ce n’est qu’une fois enregistrée, en 1955, par Mouloudji et ensuite par Boris Vian dans la version de Mouloudji, que la chanson triomphe.Cette palinodie ne change pas grand-chose à la pauvreté de la mélodie, on sait que Boris Vian a toujours préféré l’efficacité au contrepoint, et son Déserteur est loin d’être la meilleure chanson de l’auteur de Fais-moi mal Johnny. L’amicale censure de Mouloudji aura rendu possible un succès que la version première et combattante n’aurait pas obtenu, car les pacifistes n’auraient pas pu l’adopter comme ils l’ont fait. Pour en savoir plus, allez lire Boris Vian et les équivoques du « Déserteur », d’Ursula Mathis-Moser, son exégèse est sur le Net. Et puis, toujours sur mes conseils, vous irez au cinéma voir Le Déserteur de Dani Rosenberg.Les solutions finales sont interminablesAussi efficace que la chanson de Boris Vian, le film, tourné un an avant le 7 octobre 2023, raconte une histoire en tous points inverse à celle de la chanson. Shlomi, 18 ans, soldat israélien, en opération spéciale dans la bande de Gaza, a perdu sa compagnie au cours d’un affrontement avec l’ennemi palestinien. Ou peut-être s’est-il caché intentionnellement derrière ce matelas. En tous cas, il profite de cette opportunité pour fuir le champ de bataille et retourner à Tel Aviv rejoindre son amoureuse, serveuse dans un restaurant sympa, aussi loin de la guerre que pouvait l’être les Deux Magots des djebels algériens. Shlomi a curieusement gardé son arme et son uniforme, et il se balade dans cette ville insouciante, libre et touristique comme le sont parfois certaines capitales de pays en guerre : un joyeux repaire de planqués, Berlin en 1940, Damas en 2019, Moscou aujourd’hui.Vous répéterez souvent, en voyant ce film, comme on se pince pour y croire, qu’il a été tourné un an avant le 7 octobre, car tout y est, et tout était là, prévisible, logique, inévitable.Cherchant son soldat Shlomi disparu, l’armée israélienne le décrète prisonnier du Hamas et déclenche une vaste opération punitive à Gaza pour le retrouver. A un moment, notre déserteur égaré, déchiré entre sa mère qui lui demande de retourner se battre comme si de rien était et son amoureuse qui brûle de le serrer dans ses bras encore et encore, écartelé entre son patriotisme et sa liberté, apprend à la télé le bilan de l’opération chargée de le récupérer : plus de 60 morts, si je me souviens bien. Je ne vous dis pas comment ça se termine, mais vous le savez : les solutions finales sont interminables, et abjectes.Christophe Donner, écrivain



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Author : Christophe Donner

Publish date : 2024-04-25 09:00:00

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